La poésie, ou l’inactuel nécessaire
Jean-Claude Pirotte, notre chroniqueur poésie, passe en revue les recueils d’André Velter, de Valérie Rouzeau et de Philippe Delaveau.
Il faut être résolument moderne, faire des vers anciens sur des pensers nouveaux, ou l’inverse. Si la poésie doit être faite par tous, selon l’injonction de Lautréamont, cela ne signifie pas que tous soient poètes.
On va laisser la poésie
A ceux qui en parlent
Sans la vivre
écrit André Velter en ouverture à l’hommage qu’il rend à Antonio Machado.
Le poète est notre intercesseur, notre porte-parole, notre héraut, quand il n’est pas notre héros. Car il y a, aujourd’hui plus que jamais, une forme d’héroïsme à se consacrer à porter la parole en décryptant et fustigeant la fausse parole du siècle, celle que dénonçait déjà Armand Robin.
C’est à pareille tâche aussi que se consacre Valérie Rouzeau, avec ironie, une ironie qui peut aller jusqu’au sarcasme exultant:
Pendant que je sonne repose mon epson
Qui imprime en rouge et noir mes feuillets
Et aussi en bleu que j’y voie clair mieux
En ce flux verbal où me place sujet
Sujet très sujette – c’est une elle qui parle
Au mal de l’époque qui fut dite épique
Non je ne veux nulle prothèse communicante
Collée à mon oreille hyper sensible et ni
Pour ma santé cinq fruits légumes par jour
Parler wall-street-english mourir et rebondir
Oublier ma grand-mère qui craignait le tonnerre
Et la télévision mais demeurer moderne
A ma manière moderne sans fil et non
Actuelle plutôt crever.
C’est la fausse parole du jour dont on se moque ici, en une série de sonnets rarement rimés, assonancés parfois, tendres, désenchantés ou burlesques, dont la chute est bien conforme à l’ancienne règle. Et le lecteur trouve là tout ensemble un aperçu du monde en sa laideur, ses ridicules et sa détresse, ainsi que la révélation d’une vie intime.
Tout s’écaille et moi j’ai froid
Il faut m’aider comme je suis
Ta trace sur la neige vieil hiver
J’y pense entre mes mauvais murs
Mes beaux draps mon bonhomme fondu
Je mangerai du pain perdu
Un flocon grain de grêle grêlon
Et du vin direct au flacon
Boirai sous le ciel bas et lourd
De mon plafond piqué de taches
Moisissures moustiques écrasés
Pattes de mouche indéchiffrables
Signes d’humilité peut-être
D’humidité assurément.
Nous ne sommes au fond pas si loin de Rutebeuf ou de Clément Marot. Il faut savoir aussi se moquer de soi-même et déjouer la misère en souriant. Il importe peu à Valérie Rouzeau « d’être moderne », mais il lui plaît par-dessus tout de demeurer « inactuelle », on l’a vu. Elle y réussit.
Philippe Delaveau, lui non plus, ne cherche pas à accrocher le dernier wagon de la « modernité ». Il écoute « ce que disent les vents », s’imprègne des paysages, et reçoit les dons du ciel, que ce soit le long du Tage ou sur les bords de Seine.
J’inspecte ainsi la terre
par les petits chemins de la lenteur, et plus secrètement
le coeur en moi caché dans son propre jardin. Qui sommes-nous
hantés soudain de fleurs, d’abeilles, de musique. Où est la source
obscure, l’étrange voix qui parle sans la voix ?
Et puis ces merveilleux quatrains :
Un même automne
a frappé les voiliers.
Puis l’hiver, comme nous.
Terre froide, azur mort.
Maintenant, sur le flanc,
déhanchés, ils reposent :
le mât sans une feuille,
le vent les abandonne.
Et nous penchés,
hésitant dans la rue,
rencognés sur les chaises,
comme eux, craignant l’hiver.